Ces derniers jours, Aura a l'impression que son crâne fait office de circuit, sur lequel ses pensées n'arrêtent pas de repasser en boucle, encore, et encore. Elle n'est pas très attentive, elle n'arrive pas à se concentrer. Ça ne lui ressemble pas, mais faut dire qu'elle a tellement de points sur lesquels elle devrait s'attarder, qu'personne peut vraiment l'en blâmer. C'est l'état d'Aleks qui la préoccupe, et qui la noie sous l'inquiétude et la colère. Puis il y a tout l'reste, tout ce dont il faut s'occuper dans la meute pendant qu'le grand méchant loup hurle et panse ses blessures, caché dans sa tanière. C'est comme essayer d'empêcher un bateau dont la coque est trouée, de couler. C'est Misha et elle qui sortent les rames et les sceaux, tout en sentant le niveau de l'eau monter inévitablement. C'est pas vraiment l'rôle de la brune, faut s'le dire. C'était pas ce qui était prévu, ce qu'elle avait accepté de prendre en charge quand elle était devenue la recruteuse de la meute. Et pourtant, même si elle avait conscience de ne pas porter l'foutu nom des Salenko, elle ne pouvait pas se contenter de les regarder couler. Qu'elle le veuille ou non, la meute était aussi son clan, sa famille. Aura avait été aux côtés des frères dès les premiers jours, la vipère enroulée autour d'la patte du grand méchant loup, jamais mise en avant, mais toujours prête à s'abattre sur sa proie. Le gang autrefois prospère s'affaiblissait de plus en plus, parce que, contrairement à l'Hydre, couper la tête de la meute, et il n'en repoussera pas deux. Ce n'était pourtant pas faute d'essayer.

La brune ne sait pas vraiment si c'est par amitié, loyauté, ou simplement parce qu'elle a de la peine pour ce pauvre Misha qui doit supporter l'poids incommensurable de la meute sur ses frêles épaules, mais elle n'a pas une seconde d'hésitation en entendant l'ton de sa voix. Il est plutôt rare qu'il lui demande de l'aide. Habituellement, elle se propose d'elle-même. Elle comprend donc bien vite que quelque chose cloche, et abandonne ce qu'elle est en train de faire. Désolée, il faut vraiment que j'y aille, elle lâche en se retournant vers Jemma, sa mère d'accueil depuis presque vingt ans bientôt. Aura lui avait promit un repas en famille, le premier depuis une éternité. Il n'aurait finalement pas lieu, et ça serait sa faute. Pourtant, personne ne sembla en faire fi. Elle eu droit à quelques remarques, sur l'homme pour qui elle les abandonnait sans arrêt. Si seulement ils savaient. Elle se contente de lever les yeux au ciel pour entretenir le mystère, d'attraper son sac, et de s'envoler aussi vite qu'elle a débarqué une heure plus tôt. La brune le sait, elle le sent. La meute est fragile ces derniers temps. La fatigue, la peur, la colère, la frustration, toutes ces putains d'émotions s'sont accumulés, et n'en résultent que des tensions. Misha et elles sont les seuls qui tentent maladroitement d'recoller les fissures, de souder les liens et d'apaiser la haine, tandis qu'Aleks se lamente et que Dmitry se voile la face. Aura, elle a toujours eu ça en elle. Ses épaules ploient, mais ne faiblissent pas, du moins, pas pour l'instant. C'n'est pas le cas du second Salenko, le plus secret. Pas besoin d'être détective pour remarquer la fatigue sur son expression usée. Elle le voit à l'instant même où elle pose le pied dans son bureau. Comment tu vas ? elle demande sans vraiment attendre de réponse, peut-être parce qu'elle la connaît déjà. Elle s'éclaircit la gorge, tout en s'asseyant en face de lui. Qu'est ce qu'ils ont fait, encore ? Elle se doute bien que le problème vient d'un petit merdeux, des Strays, ou pourquoi pas même de Dmitry. Et tout en contemplant la fatigue sur le visage de son ami, la brune s'demande combien de temps encore ils pourront garder l'navire à flot.

Pas besoin d'être très proche de la mafia Salenko, pour reconnaître sur le visage de Misha l'usure et la fatigue. Qui pourrait le lui reprocher ? Sur ses frêles épaules reposent des responsabilités qu'il n'a jamais voulu, et pour lesquelles il n'est pas vraiment taillé. Lui, il n'a jamais voulu des projecteurs, d'la place de chef de ce putain de gang, et de tout ce qui en découle. Misha et Aura se ressemblent un peu : ce sont des gens de l'ombre, de ceux qui savent frapper, mais qui ne le feront jamais directement. De ceux qui se tapissent dans l'obscurité derrière les épaules fortes, mais qui savent toujours quand abattre leurs meilleures cartes. La brune le voit bien : à la place du premier, l'second se sent comme un poisson hors de l'eau, c'lui qui agonise et crève lentement. Point commun qui rassemblent les deux plus vieux frères Salenko, surtout ces derniers temps, ces derniers mois.

En l'écoutant lui exposer le dernier problème en date, qui s'ajoute à une longue liste d'autres choses à régler, Aura s'assoit face à lui et lève les yeux au ciel. Ces emmerdes, généralement mineures ne devraient pas être de leur ressort. Tandis qu'il est le cerveau, toujours en train de réfléchir et de trouver des solutions, elle est les yeux, toujours en train d'observer et d'analyser. Parfois même les lèvres pulpeuses qui servent à manipuler. En revanche, le ramassage d'ordures et le travail des gros bras ne les ont jamais concerné jusque là. Sinon, Dmitry pourrait arrêter de rincer ses copains en boîte et faire son travail, non ? Aura demande sans réellement poser la question. Comme si le bras droit d'la famille et elle n'avait pas d'autres problèmes, il fallait qu'le plus jeune d'entre eux se laisse aller à ses vices préférés. Elle réfléchit un instant, à un moyen de régler cette histoire au plus vite, et sans faire de vague, avant de soupirer. Je peux m'en occuper, elle lâche en haussant les épaules. Mais pas ce soir. Qu'il passe la nuit en cellule de dégrisement, ça lui fera les pieds à cet abruti. Parce qu'il faut bien admettre que dans les rangs des dealers, il y en a pas énormément qui respirent l'intelligence. La preuve, ils n'ont même pas le décence de se tenir loin de la flicaille une semaine.  Et je veux bien t'emprunter l'un de tes hommes de main tant qu'on y est. La brune ne développe pas plus. Avec un peu de chance, des battements de cils et une ou deux menaces suffiraient à se débarrasser de cette histoire pour de bon. Pas besoin de rajouter des soucis, à celui qui semble à deux doigts de s'écrouler devant elle. Aura ne l'a jamais vu dans cet état. L'espace d'un instant, elle l'observe. Elle voit bien qu'au delà de la pression et des échecs qu'il doit supporter, quelque chose cloche. La brune aimerait l'rassurer, et lui rappeler que la situation n'est que temporaire, mais elle n'aime pas mentir aux personnes à qui elle tient. La situation pourrait très bien ne pas être si temporaire que ça.  Personne ici ne te prend pour un imposteur, et personne ne te demande d'être lui Misha, elle lâche d'un ton assuré.  Il te fait confiance, et il a raison. Il faut juste qu'il arrête de se reposer sur toit et qu'il se remue. Dure dans ses paroles, mais voir Aleks se lamenter l'agace, et elle ne le cache pas. De plus, elle voit bien qu'il y a quelque chose que le plus fûté des Salenko ne dit pas. Aura se tâte, se demande si elle est censé lui sortir les vers du nez comme elle le ferait avec une simple proie, mais se ravise. Tu m'embêtes pas, elle le rassure, le comprend. Je te reprocherais jamais d'être honnête avec moi. Parce qu'elle sait qu'ici, dans cette ville, dire la vérité, ce que l'on a sur le cœur, n'est pas toujours aussi facile que l'on aimerait le croire.