spirited away (shana)

Elle n’était pas prête, Shana.
Elle s’apprêtait à pousser la porte du Mystic Monday un peu par hasard, sans trop y croire. L’air nonchalant, avec une lenteur désespérante, presque honteuse, les mains dans les poches, la tête rentrée dans les épaules et le regard fuyant. Elle ne voulait pas qu’on la surprenne en train de rôder dans les rayonnages de la boutique, pas après avoir contemplé de loin son ouverture d’un œil circonspect et insinué que quiconque reprenait les rênes allait forcément profiter de la crédulité de ses futurs clients. Mais elle était trop fière pour se cacher, trop digne pour se presser alors elle était coincée, forcée d’admettre sa défaite. Mise face à ses contradictions, elle n’avait pas d’autre choix que d’entrer, faire ce qu’elle avait à faire et reprendre ensuite sa vie comme si de rien n’était. Elle inspira profondément et appuya sur la poignée.

Elle tenta de se faufiler jusqu’au fond du magasin, avec l’idée d'aller à contre-courant des allées afin de ne pas se perdre au milieu du fouillis des amulettes, grigris et autres porte-bonheurs. La vendeuse ne lui en laissa pas le temps. Son bonjour retentissant la stoppa net dans son élan, un pied encore à l’extérieur et ses mains suspendues dans le vide. Paralysée par la surprise, Shana ne put que dévisager, un brin ébahie, la jeune femme abandonner derrière elle pierres et bibelots pour trottiner jusqu’à elle, toute guillerette. Trop de bonne humeur d’un coup. Shana avait quitté sa maison dans un mauvais mood, déterminée à faire du tri dans les affaires de sa mère adoptive décédée. Elle se retrouvait face à une boule d’énergie virevoltant autour d’elle comme un feu follet.

« Alors alors alors… qu’est-ce qui vous pousse à venir dans mon humble demeure ? » Shana ouvrit la bouche. Elle avait tellement de choses à dire, mais le chaos de ses sentiments tua ses mots avant qu’elle ne puisse les prononcer. La femme que je considère comme ma mère était en fait ma voisine, elle collectionnait les objets bizarres et insistait qu'ils étaient détenteurs de pouvoirs magiques. Moi, j’y ai jamais cru et je refuse d’y croire. Mais depuis qu’elle est morte, c’est con, j’ose pas vider les cartons dans la benne à ordures, même si c’est rien d’autre que du bric-à-brac à mes yeux. J’ai peur qu’elle me foudroie depuis l’au-delà.
Non, c’est faux, c’est juste que j’y arrive pas, j’ai pas envie de couper le cordon, c’est encore trop tôt, même après toutes ces années. Je crains d’égarer son souvenir. De changer, de devenir quelqu’un qu’elle ne reconnaîtrait pas. Là, j’essaie de faire le premier pas mais c’est à contrecœur et je veux pas.
Je peux pas.

Shana ouvrit la bouche, prête à patauger dans la semoule, et la vendeuse lui vola la parole, la sauvant sans le savoir. « Vous, ce n’est pas la curiosité, même si vous croyez en rien de ce qu’il y a là, n’est-ce pas ? C’est votre aura, qui me l’a dit. Sa couleur est très claire. Pas de doute. » En guise de réponse, Shana ne put que la fixer, un peu interloquée. Aura ? Couleur très claire ? Elle n’était pas sûre de comprendre, pas sûre de vouloir comprendre. Tout ça la dépassait. Mais elle avait l’impression d’entendre sa mère adoptive et cette pensée lui arracha un rire surpris, bref, qui sonnait étrangement même à ses propres oreilles. Il y avait ses doutes qui remontaient à la surface, des émotions qu'elle avait cru avoir enterrées, qui clashaient douloureusement avec le sourire lumineux de la vendeuse, sa générosité, sa gentillesse insouciante. Elle sentit quelque chose d’humide couler sur sa joue et, en passant une main distraite sur son visage, réalisa que c’était une larme.
« Pardon, murmura-t-elle en s’essuyant les yeux. C’est pas mon jour. »
Elle souffla un bon coup, redressa les épaules et se força à poursuivre d’un ton maîtrisé : « Ma mère collectionnait les… » Elle désigna les alentours d’un geste vague. « … ça. Je me demandais si ça pouvait vous intéresser. Comme vous l’avez deviné, moi, je n’y crois pas. » Note ironique sur les derniers mots, elle refusait d’admettre que son tour de passe-passe avait suffi à la déstabiliser. N’importe qui aurait pu comprendre à son air contrarié qu’elle n’était pas venue ici de gaieté de cœur.

Panique à bord, c’est comme si ses larmes avaient ouvert un torrent de paroles et de gestes superflus, la petite vendeuse qui s’affole, s’oublie, se perd. Démonstration touchante mais inutile d’une sollicitude presque enfantine qui lui arrache un sourire malgré elle, à travers ses larmes. Elle en fait trop, beaucoup trop. Shana se veut apaisante, compréhensive, mais elle a du mal à suivre, à tenir le rythme. Elle peine à trouver des réponses aux questions inquiètes de la jolie brune car dès qu’elle pense avoir compris le sens d’une phrase, son interlocutrice passe à la suivante. C’est étourdissant et vaguement réconfortant. Elle hésite à se laisser emporter, à faire tomber le masque, mais sa fierté l’en empêche. La vendeuse cherche un coupable et Shana n’est que trop heureuse de l’aider à le dénicher, si cela peut divertir son attention. « Oui, c’est ça, c’est l’encens, je suis allergique, parvient-elle à souffler en s’essuyant les joues. » L’excuse parfaite, vite balayée par le murmure pensif de la jeune femme. Manque de bol ou mauvais karma, Shana se sent rougir et les gesticulations de la vendeuse ne font qu’aggraver les choses. « Respirez un grand coup, allez ! Vous pouvez l’faire ! » Poing en l’air, danse improvisée, la panoplie complète. Un sanglot incontrôlé échappe à Shana. Le ridicule de la situation la laisse tiraillée entre le fou rire fébrile et la crise de nerfs, et puis elle se décide à abréger leurs souffrances respectives et à lui révéler la vraie raison de sa venue.

C’est comme un coup de baguette magique, la vendeuse se calme, s’éteint, accepte. « Oh. » Oui, oh. « Okay. » Moment de grâce inespéré dont Shana profite pour lisser ses traits froissés par les larmes. C’est là qu’elle réalise qu’elle n’a pas pleuré en apprenant la nouvelle, qu’elle n’a pas pleuré la première fois qu’elle a remis les pieds dans la maison de sa mère ni quand il a fallu signer les papiers. Elle n’a pas pleuré depuis une éternité. Merde, ça fait du bien. Juste lâcher prise. Le timing est loin d’être idéal mais la vendeuse paraît inoffensive, une biche en proie à un trop plein d’amour, et ça l’attendrit un peu. Elle n’est pas habituée, Shana, c’est peut-être aussi pour ça qu’elle ne réagit pas tout de suite quand on la saisit par les épaules et qu’on la pousse vers, quoi, elle ne sait pas exactement, mais ça ressemble à un petit salon. Mignon et mystérieux à la fois. On ne lui laisse pas le temps de protester, elle se retrouve le cul affalé dans un fauteuil et elle essaie de se persuader que si elle ne part pas en courant, c’est uniquement parce que le siège est confortable. Son hôtesse autoproclamée disparaît pendant quelques minutes, juste une poignée, et Shana ne peut qu’écouter, abasourdie, le tintamarre domestique qu’elle semble créer sur son passage. Le froissement des feuilles d’une plante, le sifflement d’une théière, ses pas précipités sur le sol, tchomp, tchomp, tchomp, des bruits de vaisselle… Elle profite de l’absence inexpliquée de la jeune femme pour sortir son portable et envoyer, comme par réflexe, l’adresse de la boutique à sa sœur. Un "??????" apparaît moins d’une minute après sur son écran et Shana se contente de répliquer : "pose pas de questions et si je suis pas rentrée à 10pm, inquiète-toi".
La réponse ne tarde pas à fuser : "dans quoi tu t’es encore fourrée".

Dans quoi je me suis encore fourrée, en effet, songe Shana en rangeant son téléphone dans sa poche. Au même moment, la petite vendeuse refait son apparition, avec à bout de bras un plateau bien chargé et vacillant. Pas très rassurant. Par précaution, la mécanicienne s’écarte, le geste à peine subtil mais l’autre jeune femme l’ignore, trop occupée à énumérer le contenu de son précieux butin. Elle baragouine quelque chose, penchée sur sa théière, et Shana, un peu désorientée, met du temps à comprendre que ce n’est pas à elle qu’elle s’adresse, mais à l’objet. Un objet inanimé. D’accord. Les yeux écarquillés, elle la regarde faire sans savoir comment réagir. Elle a lu quelque part que contrarier les fous était une mauvaise idée, que ça pouvait les plonger dans une rage folle. À moins que ce ne soit les somnambules.
Elle a oublié.

« Foi de sorcière ? répète-t-elle faiblement en espérant avoir mal compris. » L’infusion est une heureuse distraction qu’elle accepte avec gratitude et Shana se dépêche d’en boire une gorgée, histoire de se donner le temps de réfléchir, se brûlant la langue par la même occasion. « Alors. Maintenant les choses sérieuses. Bien sûr que je suis intéressée pour vous aider à faire le tri ! Mais on parlera de ça plus tard. Racontez-moi tout ce qu’il y a sur votre cœur. » Hors de question, qu’elle veut rétorquer, mais la douleur lui impose le silence. Elle grimace tandis que son hôtesse poursuit, sûre d’elle et imperturbable : « Pas besoin de mes dons pour voir que vous avez gros sur la patate. Il faut parler, c’est important ! » Shana hausse un sourcil dubitatif. « Si vous avez vraiment des dons, je ne devrais pas avoir besoin de parler, non ? Vous devriez déjà tout savoir, dit-elle calmement en reposant sa tasse sur la table basse. » Malgré elle, la curiosité se mêle à l’accusation muette qui enrobe ses mots comme du miel. Elle ne peut s’empêcher d’imaginer à quel point ce serait bien si les esprits étaient comme du verre, transparents et laissant transpirer l’évidence. Parce que là, elle ne sait pas par où commencer ni même si elle en a envie. Il y a quelque chose dans l’air qui pousse à la confidence mais elle refuse de se faire avoir. Pas tout de suite, du moins.
Elle n’est pas une fille facile.

La prochaine réplique de la vendeuse se veut rassurante mais Shana ne peut se retenir d’aboyer un rire bref. « C’est un kidnapping ? lâche-t-elle, pince-sans-rire. Parce que ça y ressemble vachement. Je suis pas sûre que ma sœur accepte de payer la rançon, c’est compliqué entre nous deux. » Euphémisme du siècle. Dieu qu’elles s’aimaient mais ça ne signifiait pas que le ciel était toujours bleu. Au contraire. La rectification qui suit (« que nous d’humaines du moins ») étire ses lèvres en un sourire amer. Mamie Hart avait l’habitude de lui dire ça, quand elle la surprenait à cracher sur le dos des gens. Tu ne sais jamais qui peut écouter, nous ne sommes pas seuls en ce monde. Sauf que Mamie Hart est morte et que parfois, Shana se sent seule à en crever et il n’y a personne pour corriger cette impression. « Qui d’autre ? murmure-t-elle en reprenant une gorgée d’infusion. »
Il n’y a qu’elles ici.
C’est bien ça le problème.