sorry that i let you down (esha)

sorry that i let you down

Feels like we're on the edge right now
I wish that I could say I'm proud
I'm sorry that I let you down
All these voices in my head get loud
I wish that I could shut them out

◊ ◊ ◊

C’était à peine croyable pour Anja de se retrouver là, de nouveau avec Esha. C’était loin de lui rappeler de bons souvenirs, mais la présence de la jeune femme avait quelque chose de rassurant. Les années étaient passées, mais Esha semblait toujours aussi forte et courageuse, bien plus qu’Anja. Ce n’était pas très compliqué de l’être, en même temps. Elle n’avait pas hésité une seconde, quand la brune lui avait proposé, à demi-mots, de rester chez elle quelques temps. Elle était arrivée dans le quartier sans trop savoir où elle mettait les pieds, cherchant simplement un endroit où elle pourrait se fondre dans la masse, un endroit où son ex ne penserait pas à venir la chercher.

Anja examina l’intérieur de la caravane, balayant l’endroit du regard, avant de faire glisser son sac à dos le long de son bras. La pluie battait contre les vitres de l’abri, et Anja avait l’impression que celles-ci pouvaient se briser à tout moment, sous la force du vent. Elle n’allait pas faire la fine bouche, c’était déjà magique, ce coup du destin, d’être hébergée par Esha. Elle était partie sans avoir vraiment de plan, juste avec l’idée de fuir et de survivre. Elle avait vidé son compte en banque, et se promenait désormais avec quelques centaines de dollars dans les poches. C’était pas mal, mais loin d’être assez pour survivre plus de quelques semaines. Ce détail, bizarrement, ne l’avait pas effrayée. L’instinct de survie, sans doute, avait pris le dessus sur ses craintes habituelles.

Elle n’osait pas vraiment s’avancer dans le trailer, ni toucher à quoique ce soit, sous le regard d’Esha. Alors elle restait immobile, avec cette terrible impression de ne pas savoir quoi faire de son corps. Elle n’était clairement pas à sa place, chez Esha. Elle savait qu’elle avait dû la prendre en pitié pour lui proposer ça, et elle savait aussi qu’elle n’était pas ravie de la voir là, et qu’elle pouvait changer d’avis à tout moment. « Je sais pas comment te remercier » dit-elle, d’une voix un peu faible, en se tournant vers elle. Elle pouvait prendre son argent, Anja s’occuperait de l’entièreté du ménage, mais était-ce vraiment assez pour la remercier ? En sachant que son ex pouvait être n’importe où, et qu’elle l’avait quitté en le laissant fou de rage… « Je…Je resterai pas longtemps, promis, juste le temps de trouver un job dans le coin, et un autre endroit où dormir. » ajouta-t-elle en tirant sur sa manche, coincée entre son bras et la lanière de son sac-à-dos, et laissant entrevoir un hématome sur sa peau diaphane.

(c) oxymort

sorry that i let you down

Could you find a way to let me down slowly ? A little sympathy, I hope you can show me. @Anja Borger

◊ ◊ ◊

Qu’est-ce qui t’a pris de la ramener chez toi, bordel ? Les insultes contre toi-même ne cessent de pulluler au fin fond de ta cervelle détraquée, la mine renfrognée, comme forcée de l’accueillir dans ton foutu trailer alors qu’en vérité, tu lui as proposé cette solution de ton plein gré.
Cette unique solution, certainement. Parce qu’à part la laisser là, dehors, dans le froid, sous la pluie, dans ce quartier qui laisse à désirer, tu ne vois vraiment pas ce que t’aurais pu faire d’autre. Et t’as beau faire croire ce que tu veux, dire ce que tu veux, faire ce que tu veux, tout le monde sait que tu n’es pas ce genre de personnes capables d'ignorer les appels à l'aide ainsi. Tu n’aurais jamais pu te résoudre à l’abandonner où elle se trouvait par simple vengeance, parce que tu te sais pertinemment capable d’être prise de remords pendant des mois, si ce n’est des années après l’avoir laissée à son sort comme ça, aussi cruellement.
Mais elle, est-ce qu’elle regrette, Anja ? Est-ce que ça la bouffe comme ça t’aurait bouffé, de ne pas avoir agi, de ne pas t’avoir aidée quand t’attendais, avec tout le désespoir du monde, qu’on te tende la main ?

Tu serres la mâchoire alors que t'insères la clé dans la serrure, non sans difficulté sous le vent violent qui souffle sur Canaryville, ce soir. Une fois toutes les deux à l’intérieur, tu claques la porte pour la refermer, frêle abri que vous prodigue ton trailer peu luxueux.
Tu l’aimes bien pourtant, ce trailer, et malgré le manque d’espace évident, on peut voir que t’en prends plutôt soin, finalement. Tu fais ce que tu peux, en tout cas, ce n’est pas comme si t’étais connue pour être une fée du logis ; quoique, tu n’imagines pas l’état du QG si tu ne faisais pas le ménage là-dedans de temps en temps.
T’enlèves ta veste trempée et poses tes clés sur la table, quelque peu perdue dans tes pensées, quand la voix d’Anja, après un long instant de silence, se fait entendre :
— Je sais pas comment te remercier.
Tu sens son regard sur toi et tu ne sais comment réagir, sur le coup. La première pensée que tu as sur le moment, c’est le fait que tu vas devoir t’organiser différemment maintenant que tu ne vis plus tout à fait seule – aussi bête cela soit-il, au fond.
Alors tu ne réponds pas, pas de suite en tout cas, te contentant d’ôter ta queue de cheval alors que tu fixes un point inexistant vers ta kitchenette, semblant donner l’air que tu ne l’écoutes même pas.
— Je… Je resterai pas longtemps, promis, juste le temps de trouver un job dans le coin, et un autre endroit où dormir.
Cette fois, tu braques ton regard sombre sur elle et perçois alors son geste au niveau de sa manche, qu’elle tire furtivement, sûrement pour cacher l’hématome dessous que tu as quand même aperçu.

T’as plusieurs questions qui tournent dans ta tête à cet instant, mais, par fierté sans nul doute, tu te mures dans un silence qui rend l’atmosphère encore plus gênante qu’elle ne l’est déjà. Elle t’a exposé la situation rapidement tout à l’heure, peut-être pour gagner plus facilement ta pitié – et bon sang, ça te tue de dire que ça a plus ou moins fonctionné –, néanmoins il y a encore quelques détails restés dans le flou, ce que tu peux bien comprendre, Esha. N’es-tu pas indulgente quand tu le veux, tout de même ?
— C’est bon, que tu marmonnes finalement en détournant le regard, alors que tu étais, sans t’en rendre compte, encore en train de fixer son avant-bras. Tu peux rester là, le quartier craint.
Tu parles en connaissance de cause. Elle doit sûrement déjà le savoir ceci dit, mais tu préfères le préciser quand même, pour te donner bonne conscience et te convaincre que c’est la meilleure chose à faire que l’inviter à séjourner chez toi pendant un temps, surtout.
— Ça fait combien de temps ? Tu te décides quand même à l’interroger, histoire d’avoir une meilleure vue d’ensemble sur ce qui lui arrive, entre autres. Que t’es partie, j’entends.
Tu prends sur toi pour l’instant, Esha, tu t’efforces de rester calme et empathique un minimum ; mais c’est plus dur que ce que t’imaginais, à noter que tu n’as toujours pas daigné établir un véritable contact visuel entre vous deux. Parce que t’étouffes les souvenirs, les cauchemars, l’enfer que t’as vécu là-bas, tout ce qui ferait soudainement surface si tu t’attardais davantage sur le visage de poupée fragile d’Anja.

(c) oxymort

sorry that i let you down

Feels like we're on the edge right now
I wish that I could say I'm proud
I'm sorry that I let you down
All these voices in my head get loud
I wish that I could shut them out

◊ ◊ ◊

Elle n’avait rien à faire là, à Canaryville, et encore moins chez Esha. Elle en était consciente, elle savait qu’elle dépassait toutes les limites, qu’elle jouait perpétuellement avec le feu, comme si elle n’avait pas déjà assez d’emmerdes comme ça. Le regard rempli de haine de la brune, le soir où elle était partie, la transperçait encore aujourd’hui, et Anja avait bien compris qu’il serait difficile de faire table rase du passé. Ce soir-là, elle avait compris qu’Esha ne lui pardonnerait jamais. Et pourtant elles étaient là, toutes les deux, à fuir le regard l’une de l’autre, à ne pas savoir où se mettre, mais elles étaient là. Anja avait pensé ne plus jamais la revoir et que c’était sans doute pour le mieux, il faut croire que la vie en avait décidé autrement. « C’est bon » dit-elle comme pour la faire taire, et Anja plissa les lèvres, se retenant de s’excuser. « Tu peux rester là, le quartier craint. » Anja avait cru le comprendre, mais elle n’y avait pas accordé beaucoup d’importance. Le décor du quartier, ses habitants, ses vices, elle s’en fichait pas mal. Il y avait déjà longtemps qu’elle avait abandonné l’idée de vivre dans une belle petite maison à la façade blanche, dans un quartier typique de la série Desperate Housewives. Il n’en fallait plus beaucoup pour la contenter. Un toit sur la tête, un paquet de chips en guise de repas, ça lui suffisait, tant qu’il n’était pas dans les parages.

« Ça fait combien de temps ? » Anja osa lancer un regard en sa direction, interloquée par sa question. « Que t’es partie, j’entends. » Oh, ça. Des jours à vivre comme une clandestine, usant de ses dernières économies, à voyager de villes en villes, de quartier en quartier dans l’espoir de trouver un endroit plus moins safe, quelque part où il ne penserait pas à la chercher. C’était sa seule préoccupation à vrai dire. Et si elle n’était pas tombée sur Esha, peut-être aurait-elle fini par renoncer, peut-être serait-elle retournée dans les bras de son bourreau. « Je sais plus exactement, ça doit faire une semaine » Pour savoir la date exacte, il lui suffisait de relire les textos de son ex, de remonter jusqu’à ceux lui reprochant son départ, avec tout un tas de noms d’oiseaux et de menaces en tout genre. « J’avais nulle part où aller, j’ai pas vraiment réfléchi » Et si elle avait pris la mauvaise décision ? Et si elle avait aggravé son cas, en choisissant de prendre la fuite ? Les doutes persistaient, même si elle tentait de se raisonner, de se convaincre qu’elle n’aurait pas pu rester plus longtemps. « Je peux ? » demanda-t-elle en levant le bras, indiquant d’un geste son intention de poser son sac sur le canapé, se doutant qu’elle allait y passer ses nuits. « Et toi alors, tu fais quoi ici ? » Nouvelle question, toujours aussi maladroite, incertaine, prise par la crainte d’empiéter un peu trop sur son territoire. Anja marchait sur des œufs, mais elle se voulait cordiale, et puis elle s’intéressait sincèrement à la vie qu’Esha pouvait mener à présent.

(c) oxymort

sorry that i let you down

Could you find a way to let me down slowly ? A little sympathy, I hope you can show me. @Anja Borger

◊ ◊ ◊

Quel pourcentage de chance y avait-il pour que tu retombes sur Anja ici, à Canaryville, des années après ton départ ? Ça t'emmerde, honnêtement. Parce qu'au fond, le pourcentage est élevé, tu le sais. Parce qu'au fond, ouais, c'est pas étonnant que vous vous soyez retrouvées dans ce quartier malfamé, y'a de quoi croire que c'est le destin. Tu ne t'es pas franchement éloignée de l'épicentre de ton cauchemar, Esha, t'es restée à Chicago par peur du lointain, par peur de te perdre, par peur irrationnelle. Et si Anja a fait comme toi – il y a fort à parier qu'elle ait fait comme toi d'ailleurs, si elle se retrouve là, encore plus effrayée par l'inconnu que toi, sûrement –, alors voilà, la collision n'était qu'inévitable.
Mais ça t'emmerde.
Toi tu ne l'avais pas prévu, ça. Toi t'es là, à te demander ce que t'es en train de foutre, ce que tu vas foutre dans les jours qui vont suivre, aussi. Toi, tu sais que tu ne vas pas réussir à rester calme bien longtemps. Tu le sais, tu te connais, y'a forcément un moment où ça va péter, car ça se saurait si t'étais patiente, Esha. Néanmoins, tu préfères ne pas y penser, pas maintenant du moins.
— Je sais plus exactement, ça doit faire une semaine.
Tu ne réagis pas, donnant l'air, encore une fois, que tu ne l'as pas écouté. C'est juste que tu ne sais pas quoi répondre à ça : tu l'imagines dehors, à errer depuis une semaine, et en vrai, du peu que tu sais d'elle, tu n'arrives pas à saisir comment elle a survécu jusque-là. Elle a eu de la chance, d'être tombée sur toi. Une chance qu'elle a eu en une semaine, une chance que t'as attentu patiemment deux ans, pour ta part – semblerait-il que la Chance a ses favorites.
— J’avais nulle part où aller, j’ai pas vraiment réfléchi.
C'est con mais tu te revois à sa place, quand t'as fui de chez les Richmond ; les souvenirs qui surgissent dans ta tête te crispent sur place, alors que tu tentes de chasser tes pensées, en vain, d'autant plus avec le regard d'Anja sur toi.

— Je peux ?
Sortant soudainement de tes songes, tu lui jettes une brève œillade, au moins pour savoir de quoi elle parle, puis tu te contentes d'acquiescer, murée dans ton mutisme. T'es bien consciente qu'en restant aussi silencieuse tu n'arranges guère les choses, Esha, mais c'est ça ou tu lui craches ton venin à la face, et t'es pas certaine que ce soit la meilleure des options non plus. Pour te changer les idées du mieux que tu peux, tu te plantes dans ta kitchenette pour te mettre aux fourneaux – au moins, comme ça, tu restes dos à elle sans que ça n'ait l'air bizarre. T'allumes le néon au-dessus de l'évier et sort une casserole, la mâchoire serrée comme pour t'empêcher de parler.
— Et toi alors, tu fais quoi ici ?
Plus facile à dire qu'à faire quand on te pose des questions comme ça. Tu sais que c'est pas méchant, que c'est juste pour faire la conversation, pour que ce soit moins gênant entre vous, peut-être même pour être un minimum polie – ouais, mais t'as beau le savoir, tu grinces des dents.
Tu te racles discrètement la gorge, un semblant de remarque cynique te restant coincée dans les cordes vocales. C'est pénible, ton épaule crispée tressaille légèrement, tu espères qu'elle n'a rien remarqué. Derrière toi, tu l'entends se déplacer silencieusement et déposer son sac tu-ne-sais-où, pour le moment tu te concentres sur tes pâtes ; t'as dû en rajouter dans l'eau quand tu t'es rendue compte que tu n'étais pas seule, ce soir. Tu t'entends lâcher un soupir incontrôlé et à peine audible – puis au fond tu t'en fous, tu n'arrives pas à te retenir.
C'est plus fort que toi. C'est la gamine de quinze ans qui sommeille en toi, scandalisée de te voir la fermer devant Anja alors qu'il y a tellement, tellement de choses à dire, qui te pousse à l'animosité.
— J'ai erré de squat en squat et je me suis retrouvée là. Rien d'extraordinaire, lâches-tu enfin, après quelques secondes de silence. C'est un quartier qui craint mais c'est qu'ici que j'ai réussi à trouver de l'aide.
Bombe lâchée, tu n'appréhendes pas vraiment l'explosion, pourtant. Tu ne la connais pas tant que ça Anja, au fond, mais tu sais qu'elle comprendra le sous-entendu ; tu ne prends pas la peine de te retourner, de la fixer avec de gros yeux, de la confronter si brutalement. Quitte à lancer le conflit qui arrivera forcément un jour ou l'autre, autant faire dans la sournoiserie. Anja ne le mérite peut-être pas, pas maintenant, mais toi, là tout de suite, t'as besoin de crever l'abcès, Esha.

(c) oxymort

sorry that i let you down

Feels like we're on the edge right now
I wish that I could say I'm proud
I'm sorry that I let you down
All these voices in my head get loud
I wish that I could shut them out

◊ ◊ ◊

Elle aurait préféré être ailleurs, la question ne se posait pas. Mais elle n’était pas en position de refuser une main tendue, surtout quand ça venait d’Esha. Elle ne pouvait tout simplement pas décliner son aide. De toute façon, la situation était plus simple qu’il n’y paraissait : soit elle restait là, soit elle retournait à la rue, alors le choix était vite fait. Pourtant, c’était Esha. Esha qui parlait à peine, qui détournait les yeux pour éviter de croiser son regard, Esha qui semblait encore lui en vouloir. Les années s’étaient écoulées, et même si Anja n’avait rien oublié, elle avait pensé qu’être accueillie chez elle était le signe de la trêve, de la fin de sa rancœur. Difficile pour la gamine de comprendre le rôle qu’elle avait joué dans la souffrance d’Esha.

Elle regarda la brune filer vers la kitchenette, comme agacée de se retrouver dans la même pièce qu’elle. C’était à se demander pourquoi est-ce qu’elle avait proposé de l’héberger. Elle tenta de faire la conversation, pour combler les silences entre elle et pour réussir à lui décrocher quelques mots de plus. Esha mit du temps à répondre, de longues secondes, si bien qu’Anja se demanda si elle avait parlé assez fort pour qu’elle l’entende depuis la kitchenette. « J'ai erré de squat en squat et je me suis retrouvée là. Rien d'extraordinaire » finit-elle par répondre, sans entrer dans les détails, sans faire en sorte que la conversation se poursuive. Pourtant, elle ajouta : « C'est un quartier qui craint mais c'est qu'ici que j'ai réussi à trouver de l'aide. » Au ton de sa voix, il était clair qu’il s’agissait d’une pique directement dirigée vers Anja. Elle se mordilla la lèvre inférieure, comme une enfant mise devant le fait accompli de sa bêtise, hésitante quant à la manière dont il valait mieux qu’elle réagisse. « C’est cool, je suis contente que tu sois bien entourée » finit-elle par répondre, pas assez téméraire pour répondre à la provocation. Anja détestait et fuyait les conflits comme la peste, préférant généralement dire ce que les autres voulaient entendre plutôt qu’assumer ses idées et pensées, par peur de générer une dispute. C’était assez ironique, en connaissant son histoire.

Elle s’approcha d’Esha, la contournant pour se placer à côté d’elle devant la kitchenette, sans penser que c’était peut-être exactement ce que la jeune femme ne voulait pas qu’elle fasse. « Tu cuisines quoi ? » demanda-t-elle en se penchant un peu pour regarder le contenu de la casserole, et elle se surprit à avoir faim. Ou du moins, à penser à la faim qu’elle ressentait. Elle avait préféré changer de sujet, faire mine de ne pas avoir compris son sous-entendu. C’était ce qu’il lui avait paru le plus sage à faire, surtout compte-tenu de sa situation. Se disputer avec Esha sonnait comme la pire des idées, et elle n’en avait pas du tout envie. « J’peux te filer un coup de main ? » demanda-t-elle encore, espérant pouvoir soulager Esha de ses corvées, façon de la remercier.

(c) oxymort

sorry that i let you down

Could you find a way to let me down slowly ? A little sympathy, I hope you can show me. @Anja Borger

◊ ◊ ◊

L'eau dans la casserole se met à bouillir comme le sang dans tes veines. T'as enclenché la bombe – elle n'a visiblement pas eu l'effet escompté, et au fond, ça ne t'étonne pas tant que ça. Anja se prend la pique mais ne réplique pas, en tout cas, c'est silence radio dans ton dos, et ça t'agace un peu. Un peu beaucoup. Peut-être que t'aurais aimé qu'elle conteste, Anja, mais elle ne dit rien. Tu te demandes si ta remarque était trop subtile, si elle a compris ce que tu voulais dire ; ce n'est pourtant pas ton genre de tourner autour du pot de cette façon, Esha, pas vrai ? Depuis quand tu prends des pincettes ? Depuis quand tu cesses de foncer dans le tas avec toute la brutalité dont tu peux faire preuve ?
C'est compliqué, ceci dit. C'est compliqué, c'est ce que tu te dis, parce que tu fais comprendre à qui le veut qu'il ne faut pas passer par quatre chemins avec toi, mais quand il s'agit des autres, t'as l'air de changer de discours. Ou c'est peut-être Anja – juste Anja. Elle et toute la fragilité qu'elle dégage qui t'empêchent de charger comme un taureau dans le sujet qui fâche.
T'en sais rien. Tu n'arrives pas à réfléchir lucidement – trop d'émotions, de souvenirs, de douleur qui surgissent et qui t'embrument l'esprit.
— C’est cool, je suis contente que tu sois bien entourée.
Tu ne réponds pas, pourtant tu lâches un rire jaune presque silencieux, quoiqu'au vu de la taille du trailer y'a de grandes chances qu'elle l'ait entendu. Tu ne peux pas te retenir, c'est plus fort que toi.
Ce n'est même pas parce que tu trouves ça drôle, c'est nerveux plutôt qu'autre chose. Parce que ça laisse matière à réfléchir, Esha ; es-tu vraiment aussi bien entourée qu'elle le dit ?
Elle est naïve Anja, tu le sais pour sûr. Peut-être que tu l'es aussi, au fond, ceci dit.

Puis tu sens du mouvement près de toi, et tu te crispes un peu plus alors que tu t'affaires à mélanger les pâtes qui sont en train de cuire. Position de défense, réflexe que tu as acquis au fil des années, automatisme digne d'un bouclier que tu brandirais devant toi – c'est d'autant plus flagrant avec les gens que tu ne connais pas, avec les gens en qui tu n'as pas spécialement confiance. Anja, c'est pus complexe que ça, parce que ce n'est pas vraiment Anja que tu vois, quand tu la regardes ne serait-ce qu'une seconde.
— Tu cuisines quoi ?
Tu n'y arrives pas Esha. Juré, tu fais ce que tu peux, mais c'est trop d'un coup pour ton cerveau, certainement.
Elle est simplement polie, gentille, candide, elle n'a rien fait Anja – c'est peut-être ça le problème –, tu devrais être calme face à elle, mais c'est trop dur, et ta tête va finir par exploser si ça continue.
— J’peux te filer un coup de main ?
— J'peux pas, lances-tu soudainement, lâchant la spatule dans la casserole, manquant de la renverser. J'suis désolée je peux pas.
Tu as l'impression d'étouffer, tout à coup, comme si le monde s'écroulait sur toi, comme si le ciel te tombait sur la tête. Tu fais pour t'appuyer sur le plan de travail, mais tu te ravises et tu finis par reculer d'un ou deux pas pour prendre une certaine distance avec elle, sûrement.
— Écoute, commences-tu, la mâchoire contractée, qu'on soit bien claires toutes les deux, je fais pas ça pour toi personnellement, Anja. Je t'accueille chez moi parce que je sais ce que c'est, que d'avoir nulle part où aller, et... je ne le souhaite à personne. Du moins pas à toi.
T'aurais pu avoir l'air mature, là, Esha – mais on ne peut pas tout avoir dans la vie, alors si tu finis par tout déballer, ce qui est déjà un miracle, ce n'est pas sans un ton glacial qui en ferait chuter la température du mobilhome.
— Mais j'ai qu'à te regarder pour le voir lui, et je vais...
Tu t'arrêtes net dans ta phrase quand tu sens tes ongles s'enfoncer dans les paumes de tes mains, tes poings s'étant serrés d'eux-même, sans que tu ne t'en rendes compte, et ce si fortement que tes phalanges en blanchissent.
Je vais devenir folle, que tes yeux semblent dire avant que tu ne fermes les paupières.
— Dis quelque chose, siffles-tu, le souffle court, preuve des efforts incommensurables que tu es en train de faire pour ne pas enfoncer ton poing dans le mur ou l'envoyer sur la table. N'importe quoi. Mais arrête de faire comme si rien ne s'était passé.
Ou tu risques de ne pas le supporter bien longtemps, Esha.

(c) oxymort