F 0/1 – hold me tight, or don't

Melissa se recroqueville sous sa couette, préférant mille fois suffoquer par manque d’air que d’entendre ces bruits. Ça recommence comme il y a un mois, ça recommence comme avec Angie, ça tourne en boucle comme un vieux disque rayé. Elle veut disparaître sous terre, Melissa, se téléporter loin d’ici, dans un autre pays s’il le faut.
Puis tout s’arrête. Elle entend des pas dans la pièce à côté de sa chambre ; puis une porte s’ouvre et se ferme, rapidement, les pas traversent le couloir, passent devant la porte de sa chambre, et terminent dans la chambre parentale. Melissa a un haut-le-cœur qu’elle réprime comme elle peut.
La table du petit-déjeuner est silencieuse, le lendemain. Monsieur Richmond lit le journal quotidien sans se préoccuper des autres, madame Richmond boit son thé sans un bruit, jette des regards glacials à son mari de l’autre côté de la table, puis à Esha, qui se trouve face à Melissa.
Elles se croisent du regard un instant, les deux filles. Aucun son ne sorte de leur bouche mais elles se comprennent à travers leurs yeux, sans aucun doute – Melissa a envie de dire quelque chose, n’importe quoi, un petit truc, rien qu’un mot, une onomatopée. Elle n’a pas envie de laisser Esha comme ça. Pourtant rien ne traverse la frontière de ses lèvres, et la jeune fille devant elle détourne le regard, crispée, sans toucher à son assiette remplie de toasts encore intacte.
Elle ne sait plus quoi faire, Melissa. Déjà avec Angie, elle est restée impuissante, les bras ballants, à se voiler la face quand elles se croisaient dans l’immense demeure des Richmond la journée, à lui jeter des œillades pendant le cours de madame Richmond qui fait l’école à la maison. Mais elle n’a rien fait. Et Angie est partie, pâle comme un linge, trois kilos en moins que lorsqu’elle est arrivée, remplacée cinq jours après par Esha.
Ça la rongeait de l’intérieur, de ne rien pouvoir faire. Elle avait déjà songé à appeler Miss Mahoney, mais elle n’en a pas eu le courage, peu certaine que la directrice de l’orphelinat puisse la croire.
Il lui paraissait si gentil, monsieur Richmond, quand elle a posé ses bagages il y a deux mois de cela. Il était souriant, chaleureux, drôle, tout le contraire de sa femme qui prenait déjà ses distances. Maintenant, quand il lui parle, Melissa a des nausées et l’estomac retourné.
Ça a duré six nuits au total. Les pas qui passent une fois, les coups dans le mur, les gémissements, le grincement du lit, puis les pas qui repassent, dans le sens inverse.
Il faut qu’elle en parle. Sinon Angie et Esha ne seront pas vengées – sinon elle sera la prochaine. C’est ce qu’elle se dit, pendant la sixième nuit, le visage enfoui dans son oreiller. Mais soudain, elle entend des pas précipités, plus légers que d’habitude, se dirigeant à l’opposé de la chambre parentale, vers la dernière pièce au bout du couloir ; la salle de bains. Les pas lourds de monsieur Richmond suivent peu après, prenant la direction contraire, s’enfermant dans sa chambre comme chaque soir à la même heure.
Melissa a le cœur qui bat la chamade. Elle puise dans sa faible ressource de courage qui lui reste pour se lever de son lit, sortir de sa chambre, dans un silence total, puis se diriger vers la salle de bains. Les battements de son palpitant résonnent dans sa tête alors qu’elle pousse la porte et qu’elle trouve la silhouette d’Esha, penchée au-dessus des toilettes, à vomir le peu de choses que son estomac a en stock après des journées à ne plus manger.
— Esha ? chuchote-t-elle.
Cette dernière pousse un râle, tousse, crache dans la cuvette. De profil, elle la voit tendre sa main tremblante pour actionner la chasse d’eau, qui semble soudainement faire un bruit assourdissant dans la maison silencieuse. Enfin, Esha tourne la tête et braque son regard sur Melissa qui se fige aussitôt.
— Qu’est-ce que tu m’veux ?
— Est-ce que… Est-ce que tu…
— Quoi ? grommelle Esha.
Elle brise leur contact visuel et Melissa frémit, persuadée d’avoir vu des larmes perler le long de ses joues. Elle aussi, a envie de pleurer, tout à coup.
— Je suis désolée, je suis… je…
Elle bégaye, elle bégaye, incapable de parler convenablement, terrifiée. Esha se lève, difficilement, rassemblant ses cheveux pour les nouer en une queue de cheval, essuyant rageusement ses pommettes humides, se dirigeant vers Melissa qui a l’impression que sa cage thoracique va se briser sous les coups de son cœur affolé.
— Dégage.
Esha la pousse sur le côté et sort de la salle de bains, disparaissant dans sa chambre. Melissa ne bouge pas, ne parle même pas, figée sur place. Elle se rend compte qu’elle est restée là sans bouger de longues minutes seulement lorsqu’Esha réapparaît dans le couloir, habillée chaudement, un sac sur l’épaule.
Et Melissa se met à paniquer.
— Tu vas où ? murmure-t-elle précipitamment.
Elle la rejoint dans le couloir alors que la jeune Dhawan marche rapidement mais méticuleusement jusqu’au séjour, sans lui répondre.
— Esha !
— Ferme-la.
— Esha tu vas où ? Qu’est-ce que tu fais ?
Silence radio, Esha arrive dans la cuisine, Melissa sur les talons. Elle ouvre un placard qui grince, attrape des paquets que Melissa ne distingue pas vraiment dans l’obscurité pour les enfouir dans son sac à dos.
— Tu pars ? Tu peux pas…
Elle est coupée net dans son élan quand Esha se tourne vivement vers elle, le poing serré ; pendant une seconde, elle pense qu’elle va la frapper, mais elle n’en fait rien. Elle se contente de porter son poing à ses lèvres, comme pour retenir une terrible envie de lui hurler dessus.
— J’t’ai dit, commence Esha, d’une voix affreusement calme. De la fermer. Boucle-la.
— Tu peux pas fuguer. T’as pas le droit de me laisser seule.
Elle ne sait même pas ce qu’elle dit, Melissa. Elle est juste apeurée, Melissa. Effrayée à l’idée d’être la seule fille de la maisonnée. Quelle égoïste fait-elle, au fond, Melissa.
— Je t’emmerde. Tu m’as laissée seule. Elle la pousse en contenant néanmoins sa force et sa colère pour éviter qu’elle tombe, assez pour qu’elle recule de quelques pas, ceci dit. Tu m’as laissée seule comme une merde tous les soirs, tous les jours. T’as rien à dire.
Les deux adolescentes se regardent en chien de faïence et Melissa ne sait plus quoi dire. Elle s’inquiète, en vérité ; elle a envie de lui demander où est-ce qu’elle peut bien aller, comme ça, seule, sans argent, on finira bien par la retrouver, pas vrai ? Mais encore une fois, aucun son ne sort de sa gorge.
Et elle fixe la silhouette d’Esha qui vient de sortir par la porte vitrée, qui traverse le jardin, qui escalade la palissade, et qui finit par disparaître sans un regard derrière elle. Laissant Melissa plantée là, au milieu de la cuisine, pleurant finalement à chaudes larmes.